Entretien avec Andrei Voiculescu, octobre 2020
Vers la fin des années soixante, après avoir écouté beaucoup de chansons françaises, j’ai commencé à développer une véritable passion pour la musique italienne. En particulier pour Lucio Battisti et Fabrizio de André. Ce dernier était un véritable poète, une sorte de Georges Brassens italien. Mais comme je ne comprenais pas tout ce qu’il racontait dans ses chansons, j’ai décidé d’apprendre cette langue. Étant donné que j’étais ami avec un assistant d’italien à l’université de Bucarest, je lui ai demandé si je pouvais suivre ses cours et il a accepté. Ça a duré deux ans et j’ai adoré. En plus, il y avait plein de filles là-bas. C’est aussi à cette époque que les clubs étudiants se sont mis à apparaître et que j’ai commencé à y travailler en tant que DJ. Comme j’avais la chance de bien connaître des étudiants en architecture, qui étaient, disons-le tout net, très exclusifs, dès qu’ils ont ouvert leur premier club privé à Bucarest, le fameux Club A, j’ai tout de suite commencé à travailler pour eux et à rameuter un bande de copains qui faisaient à peu près la même chose que moi. Pour ma part, je faisais les jeudis, samedis et dimanches. Tout ça pro-bono, bien entendu. Et puis un jour, j’ai eu une idée. Comme je ne voulais pas me limiter à faire danser les gens, j’ai proposé de présenter de temps en temps en première partie de soirée un chanteur ou un groupe, de la même façon que je le faisais pour la revue Steaua. Et un soir, j’ai décidé de leur présenter Fabrizio de André.

Ce chanteur faisait des disques hors du commun. Son troisième album était par exemple une cantate en si mineur. Une cantate pop, pour chœur et orchestre. Et elle portait le titre Tutti morimmo a stento. Ça parlait de la futilité de la vie et de pleins de choses comme ça, pas très gaies. Un truc en tout cas à vraiment éviter d’écouter quand on n’a pas le moral ! Malgré tout, j’ai décidé de traduire en roumain cette cantate ainsi que d’autres chansons de Fabrizio de André qui me paraissaient importantes, et un soir, en première partie de soirée, je l’ai présenté aux étudiants du Club A. Il faut s’imaginer qu’à cette époque, lorsque je présentais un chanteur ou un groupe, tout le monde était calme et discipliné, restait assis sur des chaises et écoutait la musique avec attention. Ce soir-là, le public a toutefois été encore plus calme que d’habitude. Et après une ou deux heures de présentation, quelqu’un dans la salle a fini par briser le silence en s’écriant : « On n’a plus envie de danser. On veut encore écouter d’autres chansons de Fabrizio de André ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. Jamais je n’aurais pu imaginer un tel enthousiasme! Je n’étais d’ailleurs venu ce soir-là qu’avec deux disques de ce chanteur. « Aucune importance. Tu n’as qu’à les remettre encore une fois ! » Du coup, c’est ce que j’ai fait.
Pour consulter des photos du Club A de cette époque, nous vous recommandons vivement une petite visite de cet étonnant musée en ligne : https://www.postmodernism.ro/dans-si-dj-in-club-a/
Entretemps, je m’étais également mis à collaborer avec Radio Bucarest. Il faut dire que Vasile Voiculescu en avait été un des membres fondateurs, directeur des programmes culturels et littéraires dans les années 1930 et il y avait même animé pendant plusieurs années des émissions d’éducation à l’hygiène. Et puis en 1949, il en avait été remercié du jour au lendemain. Quoi qu’il en soit, grâce à cette histoire, j’avais plus ou moins mes entrées dans cette institution (même si personne n’évoquait jamais devant moi le nom de mon grand-père). Et puis, j’étais d’autant mieux accueilli que j’y venais avec mes propres disques. Car je commençais à en avoir un belle collection !
Pour dégoter des disques à cette époque, il fallait être organisé mais nous arrivions assez facilement à en trouver. Je dis « nous » parce que nous étions un petit groupe de DJ, assez restreint au début et puis d’autres se sont joints à nous petit à petit. Nos fournisseurs de musique était tantôt des fils de ministres (qui voyageaient plus facilement que nous en dehors de la Roumanie), tantôt sur le marché noir qui a très vite commencé à se développer. Pour ma part, je les commandais tout simplement à des amis qui habitaient en Italie. Je leur disais ce qui m’intéressait et ils me les envoyaient par la Poste. Parce qu’à cette époque, les disques n’étaient pas contrôlés par les securiști (qui n’y connaissaient rien de toute manière), comme c’était le cas au contraire pour les revues ou les journaux. Les disques passaient les contrôles douaniers sans aucun problème !

Pour lire la suite ou revenir en arrière, cliquez sur l’un des liens suivants.
Sommaire
Chapitre 1 – Où il est question d’arrestation arbitraire et du barrage de Bicaz
Chapitre 2 – Où il est question d’internat, de tourne-disque et de soirée dansante
Chapitre 3 – Où il est question de tuberculose osseuse et de patinage de vitesse
Chapitre 4 – Où il est question de scooter et de la revue Steaua
Chapitre 5 – Où il est question de Fabrizio de André, du Club A et de Radio Bucarest
Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club, et de Whisky à Gogo
Chapitre 7 – Où il est question d’exil et de galères
Chapitre 8 – Où il est question de Cornel Chiriac et de Radio Free Europe
Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance
Chapitre 10 – Où il est question de transition ratée et d’impossible retour
Chapitre 11 – Où il est question de Munich, de Prague et d’un nouveau départ
Chapitre 12 – Où l’on parle de Radio Bucarest et de permis de travail
Chapitre 13 – Où l’on parle d’édition et d’Harpagon
Chapitre 14 – Où l’on découvre les mélodies favorites d’Andrei Voiculescu