Entretien avec Andrei Voiculescu, octobre 2020
Après le collège, je suis entré dans un lycée de Bicaz, la bourgade du coin. Comme je dérangeais à la maison, j’ai très vite été placé dans un internat où j’en ai franchement bavé. On y mangeait peu et mal, les conditions de vie y était spartiates. Nous dormions à plus de soixante-dix dans une soi-disant ancienne salle de sport. Étant donné que j’étais originaire d’une grande ville – de Bucarest de surcroît, certains de mes camarades ont rapidement fait de moi leur bête noire. Certainement par jalousie. En tout cas, c’est à cette époque-là que j’ai dû apprendre à me battre pour me défendre. À l’automne 1960, j’ai fini par écrire à mon père pour lui dire que je n’en pouvais plus et il s’est aussitôt mis à chercher une solution pour que je puisse revenir à Bucarest au plus vite et vivre avec lui. Quelques semaines plus tard, tout était résolu.
À cette époque, Bucarest était une ville assez triste et j’ai eu du mal à me réadapter. Cela était d’autant plus dur que la maison de Vasile Voiculescu avait été confisquée et que nous partagions désormais l’espace avec d’autres locataires qui habitaient au sous-sol. C’est pourtant à ce moment-là que la passion que j’avais pour la musique quand j’étais petit est revenue et a même véritablement explosé. J’adorais écouter la radio très fort et mon père m’a très vite acheté un tourne-disque avec lequel j’ai commencé à improviser. Cela l’amusait beaucoup ! Comme tous les gosses, j’étais insouciant. Et pourtant, j’ai connu cette période où la nourriture était rationalisée, où on utilisait des tickets… Mon refuge à moi, c’était la musique. Et les magazines aussi. Tout le monde recherchait ces revues qui venaient de l’étranger, plus ou moins sous le manteau, telles que Paris Match ou encore Salut les copains,…

Mon père était titulaire d’une licence de droit et était avocat. Pendant la guerre, il avait même été pilote dans l’armée de l’air. Il était aussi un grand collectionneur d’art et avec un ami, ils avaient ouvert en 1949 une salle de vente aux enchères. Mais quand les communistes sont arrivés au pouvoir, tout a basculé. Et sans tarder, mon père s’est retrouvé sans rien. Il était tellement désespéré de retrouver du travail qu’il a même essayé de devenir chauffeur de bus pour gagner sa vie. Finalement, il a trouvé un poste d’employé dans une caisse de prêt sur gage. On ne peut pas dire qu’on roulait sur l’or à cette époque. Je me souviens d’ailleurs d’un épisode assez humiliant. Quand je suis rentré à Bucarest, des amis d’enfance m’ont invité dans leur lycée pour une fête. C’était la première fois pour moi que je participais à une soirée dansante et tout ce que j’avais comme vêtement un peu correct était mon uniforme scolaire. Un truc immonde taillé dans un tissu bleu marine, moche et rêche, comme un sac de toile. Du coup, quand j’ai voulu inviter une fille à danser, elle m’a toisé du regard avant de me tourner le dos sans même me répondre. Bref, le râteau du siècle !
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Sommaire
Chapitre 1 – Où il est question d’arrestation arbitraire et du barrage de Bicaz
Chapitre 2 – Où il est question d’internat, de tourne-disque et de soirée dansante
Chapitre 3 – Où il est question de tuberculose osseuse et de patinage de vitesse
Chapitre 4 – Où il est question de scooter et de la revue Steaua
Chapitre 5 – Où il est question de Fabrizio de André, du Club A et de Radio Bucarest
Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club, et de Whisky à Gogo
Chapitre 7 – Où il est question d’exil et de galères
Chapitre 8 – Où il est question de Cornel Chiriac et de Radio Free Europe
Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance
Chapitre 10 – Où il est question de transition ratée et d’impossible retour
Chapitre 11 – Où il est question de Munich, de Prague et d’un nouveau départ
Chapitre 12 – Où l’on parle de Radio Bucarest et de permis de travail
Chapitre 13 – Où l’on parle d’édition et d’Harpagon
Chapitre 14 – Où l’on découvre les mélodies favorites d’Andrei Voiculescu