Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club et de Whisky à Gogo

Entretien avec Andrei Voiculescu, octobre 2020

En 1970, à Mamaia, a été ouverte la première boîte de nuit roumaine. Elle s’appelait Scotch Club. Jusqu’à présent, il n’y avait que trois ou quatre boîtes de nuit dans cette station balnéaire et elles étaient toutes l’initiative de touristes étrangers. La majorité venait d’Allemagne mais il y avait aussi beaucoup de Suédois. À eux seuls, ils occupaient au moins trois hôtels et leur discothèque disons traditionnelle s’appelait le Club 33 parce qu’il fallait avoir moins de trente-trois ans pour y entrer. Mais revenons-en au Scotch Club. Le type qui en avait été nommé patron était un vrai roublard. Il avait cinq ou sept ans de plus que moi et surtout plein de relations. Il a donc réussi sans peine à obtenir l’autorisation d’ouvrir ce dancing et la première chose qu’il a faite a été de me proposer de travailler pour lui en tant que DJ. Je devais être nourri, logé, et toucher cinquante lei par soirée. Sauf que ce bandit exigeait que je lui remette la moitié de mon cachet. Autant vous dire que j’ai refusé tout net de travailler pour cet escroc. J’étais même franchement remonté contre lui !

Mamaia 1970

Un ami m’a alors conseillé de prendre contact avec le directeur commercial d’un hôtel-restaurant de Mamaia qu’il connaissait bien. Je suis donc allé le rencontrer et je lui ai proposé le marché suivant : « Vous me laissez reprendre le club que les Suédois ont ouvert l’année dernière (et qui entretemps avait été transformé en dépôt de marchandises) et je m’engage personnellement à fournir tout le matériel et les disques pour animer les soirées de ce club. Si en deux semaines, je ne parviens pas à faire salle comble, je vous autorise à me virer et à me confisquer tout mon matériel ! ». Il a alors passé un coup de fil et quelques minutes plus tard, deux autres chefs ont débarqué dans son bureau. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Ils sont arrivés en costume-cravate et tout le tralala alors qu’il faisait une chaleur épouvantable et que moi, j’étais en chemise bariolée et en bermuda. Le directeur commercial a alors annoncé aux deux autres qu’il m’autorisait à reprendre le local du Select et leur a ordonné de mettre sur-le-champ cet espace à ma disposition afin qu’on l’aménage dans les plus brefs délais. Autant dire que les deux autres m’ont tout de suite regardé comme un mec qui avait le bras long et ils ont été aux petits oignons avec moi. Le jour-même, je leur ai expliqué ce qu’ils devaient faire et je suis parti pour Bucarest afin de rapporter mon matériel. On a tout chargé avec un ami dans sa Dacia et trois jours plus tard, j’étais de retour pour l’ouverture de Whisky à Gogo !

Mamaia Plaja Cazino 1970

Au départ, ce local avait été prévu par les architectes pour servir de café-bar. Il se trouvait à l’arrière d’un restaurant qui s’appelait, comme je le disais, le Select et il donnait même sur un petit jardin entouré d’un mur, assez haut d’ailleurs pour empêcher quiconque de resquiller. À l’intérieur, je n’ai pas voulu mettre de rampes de lumières qui clignotent, comme c’était le cas au Scotch Club. J’ai préféré faire installer de la lumière noire sur les côtés et des bougies sur les tables. J’avais en effet demandé à ce qu’on installe tout autour de la piste de danse des tables sous des pergolas. Et partout, j’ai fait accrocher des filets de pêcheurs. Je voulais que le tout soit à la fois intime et pittoresque. On m’a également installé une estrade pour que je puisse voir le public. Deux jours après son ouverture, le club était plein à craquer ! Et dix jours plus tard, le directeur commercial venait me féliciter. Avec le fric que cette histoire leur rapportait, il aurait été gonflé de râler ! Il y avait tellement de monde qui souhaitait entrer qu’il arrivait de plus en plus souvent que des bagarres éclatent dans la file d’attente. Du coup, j’ai dû faire embaucher deux videurs pour assurer la sécurité. Deux étudiants de Cluj qui pratiquaient la natation et l’aviron. Enfin vous voyez le genre de carrures qu’ils pouvaient avoir ! Ils étaient venus en vacances à la mer mais ils n’avaient plus d’argent pour prolonger leur séjour. Ils ont donc tout de suite accepté ma proposition d’embauche.

Andrei Voiculescu 1971

Cet été-là, j’ai vraiment mené la belle vie. En quatre mois, je suis même parvenu à gagner trois fois plus d’argent que mon oncle qui était médecin ! À mon retour à Bucarest à la fin de la saison, j’ai aussi eu la bonne surprise de découvrir que l’Organisation Nationale de Tourisme organisait un concours officiel pour choisir les meilleurs DJ du pays. Étant donné que le patron du Scotch Club avec qui je m’étais pris la tête faisait partie des organisateurs, tous mes amis m’ont dit que je n’avais aucune chance. Et pourtant j’étais convaincu du contraire. Je me suis donc rendu au concours où j’ai commencé ma présentation en anglais, en vers même, car je savais que dans le jury se trouvaient des profs de langues. J’avais évidemment apporté ma propre musique et une bonne partie du public me connaissait déjà. Bref, le résultat a été extraordinaire ! Bon, ce n’est pas pour autant que j’ai obtenu le premier prix mais ça m’était égal. J’ai obtenu par la suite la direction du Scotch Club, la plus grosse boîte de nuit de Mamaia, et c’était là l’essentiel.

Andrei Voiculescu 1970

On me demande souvent comment je faisais pour avoir les cheveux longs à cette époque où en Roumanie les garçons étaient obligés de tous avoir les cheveux courts et où on les tondait même parfois de force. À chaque fois que des miliciens ou des agents de la Securitate m’arrêtaient dans la rue, je leur expliquais tout simplement qu’au contraire, cette coupe de cheveux était une excellente propagande pour le régime. En nous voyant avec une telle tignasse, les touristes étrangers étaient persuadés que nous vivions à la même mode qu’eux et que nous étions tout aussi libres ! Du coup, les autorités m’ont toujours laissé tranquille de ce côté-là.

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Sommaire

Introduction

Chapitre 1 – Où il est question d’arrestation arbitraire et du barrage de Bicaz

Chapitre 2 – Où il est question d’internat, de tourne-disque et de soirée dansante

Chapitre 3 – Où il est question de tuberculose osseuse et de patinage de vitesse

Chapitre 4 – Où il est question de scooter et de la revue Steaua

Chapitre 5 – Où il est question de Fabrizio de André, du Club A et de Radio Bucarest

Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club et de Whisky à Gogo

Chapitre 7 – Où il est question d’exil et de galères

Chapitre 8 – Où il est question de Cornel Chiriac et de Radio Free Europe

Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance

Chapitre 10 – Où il est question de transition ratée et d’impossible retour

Chapitre 11 – Où il est question de Munich, de Prague et d’un nouveau départ

Chapitre 12 – Où l’on parle de Radio Bucarest et de permis de travail

Chapitre 13 – Où l’on parle d’édition et d’Harpagon

Chapitre 14 – Où l’on découvre les mélodies favorites d’Andrei Voiculescu

Publié par sylvaudetgainar

Sylvain Audet-Găinar est né en 1980 et a fait des études de Lettres à Lyon, à Strasbourg et à Bucarest. Fasciné par la Roumanie, il y a vécu et enseigné le français pendant de longues années. Il a également été le traducteur de plusieurs polars roumains, avant de se lancer aujourd’hui dans l’écriture de ses propres romans.

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