Entretien avec Andrei Voiculescu, octobre 2020
Mon grand-père est sorti de prison en 1962. Pendant ses quatre années d’incarcération, nous n’avions reçu aucune nouvelle de lui. C’était encore le bon vieux système soviétique ! Aucune information ne sortait de ces cachots. On ne savait même pas dans quelle maison d’arrêt il avait été placé. En avril 1962, mon père a simplement reçu une lettre lui disant de venir le chercher à la prison d’Aiud. Il était à l’infirmerie depuis des mois ! À force d’avoir été battu par les gardiens, il avait contracté une tuberculose osseuse à la colonne vertébrale, au niveau des lombaires et des cervicales. Quand il est rentré à Bucarest, il ne pesait plus que quarante-neuf kilos et ressemblait à un cadavre. Comme sa colonne vertébrale ne pouvait plus le tenir, il était incapable de se lever tout seul. Du coup, à chaque fois qu’il en avait besoin, il faisait tinter une petite clochette pour que je vienne près de lui et que je l’aide à sortir de son lit. Je m’agenouillais, il posait ses mains sur mes épaules, puis sa tête au creux de mon cou et je le relevais tout doucement. J’avais dix-sept ans à l’époque et le pauvre homme a encore vécu ainsi pendant un an. Ce qui le faisait cependant le plus souffrir était qu’il n’avait plus aucun livre. C’est d’ailleurs la première chose qu’il avait dite quand il était revenu à la maison : « Où est ma bibliothèque ? » Hélas pour lui ! Tout avait disparu.

Une fois mon bac en poche, j’ai intégré une école de vétérinaires. Mais pas vraiment par vocation ! En Roumanie, quand on provenait d’une bonne famille comme la mienne, la tradition voulait tout simplement qu’on fasse des études. Mon père avait étudié le Droit et le frère de mon père était médecin. Il travaillait même à l’Institut de recherche Cantacuzino. En plus, à l’époque, tous les garçons devaient faire deux ans de service militaire. Et l’armée était terrible. Les appelés étaient habituellement utilisés pour toutes sortes de travaux, comme construire des routes, des ponts… Alors dès le lycée, j’ai commencé à m’intéresser aux différentes façons d’y échapper ou en tout cas, d’écourter au maximum cet interminable service militaire. Et deux solutions s’offraient à moi : soit j’intégrais une université (mais les places étaient alors limitées et rien ne me garantissait que j’allais réussir à y entrer), soit je faisais du sport de compétition et entrais dans un club sportif. Au début, j’ai donc fait du patinage de vitesse dans le club de la Securitate qui s’appelait le club Dinamo. Et puis deux ans plus tard, quand j’en ai vraiment eu marre de patiner, j’ai appris qu’il était encore mieux de faire du hockey sur glace, parce qu’il s’agissait du club de l’armée. Du coup, je me suis mis à faire du hockey à fond ! Tout ça pour finalement réussir à entrer à la fac !

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Sommaire
Chapitre 1 – Où il est question d’arrestation arbitraire et du barrage de Bicaz
Chapitre 2 – Où il est question d’internat, de tourne-disque et de soirée dansante
Chapitre 3 – Où il est question de tuberculose osseuse et de patinage de vitesse
Chapitre 4 – Où il est question de scooter et de la revue Steaua
Chapitre 5 – Où il est question de Fabrizio de André, du Club A et de Radio Bucarest
Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club, et de Whisky à Gogo
Chapitre 7 – Où il est question d’exil et de galères
Chapitre 8 – Où il est question de Cornel Chiriac et de Radio Free Europe
Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance
Chapitre 10 – Où il est question de transition ratée et d’impossible retour
Chapitre 11 – Où il est question de Munich, de Prague et d’un nouveau départ
Chapitre 12 – Où l’on parle de Radio Bucarest et de permis de travail
Chapitre 13 – Où l’on parle d’édition et d’Harpagon
Chapitre 14 – Où l’on découvre les mélodies favorites d’Andrei Voiculescu