Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance

Entretien avec Andrei Voiculescu, octobre 2020

Les cartes postales ont joué un rôle important dans mon travail. Comme je programmais mes émissions en fonction des demandes des auditeurs, je leur ai expliqué un jour à l’antenne qu’ils ne devaient plus m’envoyer de lettres. Étant donné qu’elles étaient fermées, les agents de la Securitate les ouvraient en effet systématiquement pour savoir ce qu’elles contenaient. Or, tout ce qui intéressait mes auditeurs était d’écouter de la musique, pas de parler de politique. C’est pourquoi je leur ai proposé un truc très simple : m’envoyer des cartes postales qui sont par excellence lisibles par tout le monde et qui donc passeront sans problème la censure. Car plus personne ne les soupçonnera de recéler le moindre secret ! Et ce système a tout de suite fonctionné. Je me souviens que l’un de mes auditeurs, en m’envoyant sa liste de chansons, avait un jour dessiné en haut à gauche de sa carte postale un petit encadré rouge dans lequel il avait écrit « Chers camarades de la censure, merci de laisser passer cette carte. Nous aimons la musique et elle n’y est vraiment pour rien. » Et figurez-vous que la carte postale m’est quand même parvenue ! Au début, je recevais ce courrier en poste restante. J’avais d’ailleurs un pseudonyme, « Tom Jame », comme la plupart des rédacteurs de Radio Free Europe. Mais finalement Noël Bernard m’a convaincu de renoncer à ce pseudo. D’après lui, j’étais déjà connu sous le nom d’Andrei Voiculescu en Roumanie et cela n’aurait eu aucun sens.

Bureaux de Radio Free Europe

Pour en revenir à cette histoire de cartes postales, j’ai ensuite inventé un système encore plus efficace. Comme mes auditeurs ne connaissaient pas l’anglais, ils m’envoyaient le titre des chansons écrit phonétiquement. Et comme ils n’entendaient pas très bien non plus, je peux vous dire que je recevais parfois des titres complètement incompréhensibles. À m’en arracher les cheveux ! Par exemple, je me rappelle, un jour, quelqu’un m’a demandé de diffuser „Melogriver” ! Et un autre „Imaman” ! En fait, il s’agissait de la chanson « Yellow River » du groupe Christie et de « I’m a man » du Spencer Davis Group. Ils étaient des dizaines comme ça à me rendre dingue avec leurs titres improbables et à me faire perdre un temps fou ! C’est pourquoi je leur ai très vite proposé une autre solution. Chaque morceau de musique pour pouvoir être enregistré dans les archives de la radio se voyait attribuer un numéro d’inventaire. À chaque fois que je diffusais un nouveau morceau, je leur donnais donc ce numéro de catalogue et ils n’avaient plus à se casser la tête. Et moi non plus ! C’était beaucoup plus simple ! Par contre, dès que la Securitate a commencé à voir passer ces cartes postales couvertes de chiffres, ça leur a mis la puce à l’oreille et ils ont cru qu’on me transmettait des messages codés de Roumanie. À mon retour dans le pays, après décembre 1989, j’ai ainsi appris que les services secrets roumains avaient passé des années à essayer de déchiffrer ce fameux code secret. Ce qui m’a quand même bien fait marrer !

Andrei Voiculescu 1976
©Copyright by Andrei Voiculescu©

À partir de 1986, j’ai commencé à travailler tout seul. Autrement dit, j’avais mon propre studio, avec table de mixage et tout. Je pouvais donc gérer la partie technique sans dépendre de personne. Il faut dire que les ingénieurs du son de Radio Free Europe étaient d’habitude des Allemands, et puis ensuite on a eu des Russes, mais dans tous les cas, aucun d’eux ne parlait roumain ! Autant dire qu’on avait du mal à se comprendre et surtout à s’organiser avec eux. Il fallait leur faire de grands signes à travers la vitre pour qu’ils lancent ou arrêtent la musique. Moi, j’ai toujours écrit mes émissions (j’ai d’ailleurs gardé tous les scripts) et je notais le déroulé minute par minute. Du coup, à partir du moment où j’ai pu travailler tout seul, j’ai vraiment pu faire ce que je voulais. En plus, je me sentais dans le studio comme si j’étais à la maison. En principe, il était interdit de fumer dans le bâtiment mais comme moi j’étais tout seul et que je ne dérangeais personne avec ma cigarette, je pouvais fumer en toute tranquillité. Comme si j’étais dans mon salon. Cet état de détente était d’autant plus important pour moi que j’avais conscience qu’il se transmettait à mes auditeurs à travers les ondes et que mon rôle à moi était justement de leur faire passer un agréable moment.

Andrei Voiculescu 1976
©Copyright by Andrei Voiculescu©

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Sommaire

Introduction

Chapitre 1 – Où il est question d’arrestation arbitraire et du barrage de Bicaz

Chapitre 2 – Où il est question d’internat, de tourne-disque et de soirée dansante

Chapitre 3 – Où il est question de tuberculose osseuse et de patinage de vitesse

Chapitre 4 – Où il est question de scooter et de la revue Steaua

Chapitre 5 – Où il est question de Fabrizio de André, du Club A et de Radio Bucarest

Chapitre 6 – Où il est question de Club 33, de Scotch Club, et de Whisky à Gogo

Chapitre 7 – Où il est question d’exil et de galères

Chapitre 8 – Où il est question de Cornel Chiriac et de Radio Free Europe

Chapitre 9 – Où il est question de cartes postales, de « Melogriver » et d’indépendance

Chapitre 10 – Où il est question de transition ratée et d’impossible retour

Chapitre 11 – Où il est question de Munich, de Prague et d’un nouveau départ

Chapitre 12 – Où l’on parle de Radio Bucarest et de permis de travail

Chapitre 13 – Où l’on parle d’édition et d’Harpagon

Chapitre 14 – Où l’on découvre les mélodies favorites d’Andrei Voiculescu

Publié par sylvaudetgainar

Sylvain Audet-Găinar est né en 1980 et a fait des études de Lettres à Lyon, à Strasbourg et à Bucarest. Fasciné par la Roumanie, il y a vécu et enseigné le français pendant de longues années. Il a également été le traducteur de plusieurs polars roumains, avant de se lancer aujourd’hui dans l’écriture de ses propres romans.

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